HISTOIRE ❧ Chapitre PremierOsip, diminutif de Iosif, était le jeune comptable d’un des grands chefs de la mafia russe de St Petersbourg ; Pyotr Poliakov. Pyotr Poliakov était l’archétype de l’homme peu fréquentable. Il n’avait de pitié pour personne et n’avait qu’un seul maître ; l’argent. Bien sûr, afin d’être respecté par les autres membres de la pègre russe, Pyotr Poliakov devait feindre d’avoir une once d’honneur, de respecter un code moral, d’obéir à des règles et de ne pas prendre plaisir à faire du sale boulot. Mais, Pyotr Poliakov avait en lui le vice du sadisme, c’était un fait. Il était aussi laid à l’intérieur qu’à l’extérieur, aussi laid que son comptable, Iosif, appelé par le diminutif de son prénom « Osip », était beau. Avec ses boucles couleurs d’ébènes, le jeune homme se démarquait des slaves aux cheveux blonds comme le blé. Mais ce qui le rendait plus attirant encore que sa chevelure soignée et à la teinte inhabituelle en ce froid pays, c’était son attitude. Il se tenait toujours bien droit, comme un employé bien élevé, loin des gangsters frimeurs qui s’avachissaient dans leur fauteuil en rentrant du travail, une bouteille de vodka à la main, la chemise à moitié hors du pantalon. Osip n’avait jamais montré le moindre signe de colère ou de tristesse ou d’une quelconque émotion. Il était toujours sérieux et professionnel, si bien qu’on aurait pu le croire indifférent à tout. Cela le rendait mystérieux et lui conférait ce charme ténébreux si particulier. Pyotr lui avait déjà demandé combien de femmes il avait pu séduire avec cette attitude indifférente et ce regard perçant. Sa réponse avait ressemblé à une plaisanterie, même s’il l’avait prononcée avec son sérieux habituel ;
« Je ne sais pas monsieur, je ne tiens pas un livre de compte pour ces choses là ».Alors, Pyotr s’était demandé si Iosif était un véritable Don Juan sous ses airs d’employé parfait et bien rangé ou si même le sexe et les femmes le laissaient indifférent. Puis, il était retourné à ses affaires et avait laissé Iosif à son travail.
Beaucoup surnommaient Osip «
Angel skoye litso », ce qui se traduisait par « Gueule d’Ange ». D’autres encore l’appelaient «
Detskoye litso », Baby Face, en raison de sa jeunesse, sa beauté et sa peau parfaitement lisse. L’intéressé n’appréciait guère ce dernier surnom, qu’il trouvait rabaissant en raison de l’allusion à son jeune âge. Dans une société où l’on accorde plus de confiance au vieux et à l’expérimenté, cet adjectif n’avait rien de gratifiant. Cependant, Iosif ne bronchait jamais. Il était le professionnalisme incarné c’était sans doute la raison pour laquelle il faisait partie des rares personnes à qui Pyotr faisait confiance, ou du moins, dont il ne se méfiait pas. Osip faisait son travail et connaissait sa place. Il ne semblait pas nourrir la moindre revendication, même en matière de salaire, ce qui avait tout pour plaire à un homme aussi avide de matérialité que Pyotr Poliakov. C’était le comptable idéal et personne, à vrai dire, ne se méfiait de lui. Sa présence ne gênait pas non plus, si bien que Pyotr ne lui demandait même plus de sortir quand il entretenait des conversations privées. Et quant à ceux qui ne connaissaient pas encore l’attitude si professionnelle de Iosif, qui pouvaient manifester leur méfiance d’un regard réprobateur, ils étaient rassuré par le chef d’un simple
« Ne vous occupez pas d’Osip, ce n’est que mon comptable et c’est une tombe ».
Février 1913. Osip travaillait depuis près de trois ans comme comptable. La confiance que lui portait Pyotr n’était pas un secret et tous était habitués à ce qu’il ait connaissance des affaires du chef, jouant aussi le rôle de secrétaire. Ainsi, quand certains associés de Pyotr, qui faisaient affaire avec lui, furent contactés d’une manière ou une autre par Osip leur donnant rendez-vous à une heure bien précise, cela n’eut pas pour effet de les suprendre. Osip n’eut même pas à mentir et à prétendre que cela venait du chef ; cet homme était invisible, il faisait partie du décor. Il était donc évident que s’il donnait rendez vous, c’était au nom de Pyotr. Ainsi, à l’heure indiquée, les hommes de Poliakov arrivèrent devant ce que l’on pouvait considérer comme le QG de Poliakov et de sa pègre. Osip les accueillit les un après les autres, leur annonçant que Poliakov était dans son bureau, à l’étage, et les recevrait tous en même temps. Au rez-de-chaussée, quelques mets délicats avaient été apportés par un traiteur et disposés sur un buffet, afin de faire patienter les invités jusqu’à ce qu’ils puissent être reçus. La présentation de la table était soignée et raffinée, ce qui correspondait plus à l’image d’Osip qu’à celle de Poliakov ou de ses hommes, comme cela se confirma lorsque certains se jetèrent dessus sans retenue. Quand les invités de marques furent tous présent, le comptable, alias Gueule d’Ange, se rendit à l’étage, dans le bureau de Poliakov. Il en ressortit rapidement et redescendit quelques marches de l’escalier à quart tournant, avant de s’arrêter au milieu de celles-ci et de s’adresser aux hommes qui étaient pour l’essentiel plus âgé que lui. Il y avait toutefois quelque chose d’étrange ; les hommes les plus proches de Poliakov, eux, demeuraient absents.
« Monsieur Poliakov va vous recevoir. Vous pouvez monter. » Il entra dans le bureau en premier. La chaise sur laquelle se trouvait Monsieur Poliakov était tournée vers la fenêtre, depuis laquelle on pouvait voir la neige tomber dans le jardin, recouvrant la pelouse d’un épais tapis de blanc immaculé. Les invités n’avaient aucune idée de la raison pour laquelle Poliakov les avaient conviés. Mais ce qui se produisit ensuite dépassa totalement leur imagination et les laissa emprunt d’une surprise si grande qu’elle les paralysa un instant.
« Monsieur Poliakov vous a tous trahis. », dit Osip, en s’approchant du bureau en bois vernis. Le bout de ses doigts glissa le long du meuble alors qu’il le contournait jusqu’à ce qu’il soit au niveau du siège de son chef. Il tourna ensuite la chaise de son patron de sorte à ce que celui-ci puisse faire face à ses invités. Une balle lui avait traversé le crâne, juste entre les deux yeux. Sa bouche était entre ouverte. Du sang coulait de son nez. Sa chemise était couverte d’une épaisse tâche rouge.
« Et je l’ai tué. », avoua Osip.
Un silence suivit. Personne n’en croyait ses yeux. On commença à se lancer des regards surpris dans l’assemblée. Le comptable, « baby face », avait tué Pyotr Poliakov ? Pour quelles raisons, lui qui ne s’était jamais intéressé à rien, n’avait jamais témoigné la moindre opposition, n’avait jamais eu le moindre désaccord avec lui ? C’était impossible, impensable ! Puis, la surprise ayant fait son effet, les armes furent dégainées presque simultanément et pointées sur Osip. Celui-ci leva les mains en l’air dans le plus grand des calmes et déclara :
« Je ne suis pas armé, messieurs. Laissez moi au moins vous expliquer mon point de vue, et si vous n’êtes pas convaincus, vous serez libre de me réservez le même sort qu’à Monsieur Poliakov ».Alors, certaines armes se baissèrent légèrement. Osip avait calculé que la curiosité serait trop grande pour qu’on lui refuse le droit de s’exprimer.
« Parle. », dit une voix dans le groupe.
Osip acquiesça. Il ne baissa les mains que pour se hisser sur le coin du bureau en bois vernis devant lequel était assis le cadavre de Monsieur Poliakov. Il leva à nouveau les mains en l’air ensuite, voyant que ce geste anodin avait excité l’un de ses interlocuteurs, qui avait relevé son arme.
Alors, Baby Face parla, et capta sans peine l’attention de son assemblée. Il parla de l’argent détourné et non réparti selon leurs lois. Il parla de Poliakov qui s’en était mis plein les poches sur leur dos, qui leur avait menti sur des tas de choses non négligeables mais surtout, sur un sujet qui déchainait facilement les passions ; sur l’argent. Il expliqua comment il avait découvert tout cela, en tant que comptable, sans toutefois entrer dans des détails techniques qui n’intéresseraient personne. Ensuite, il leur indiqua un lourd dossier déposé sur le bureau devant lequel le mort était assis. S’ils voulaient, ils pouvaient jeter un coup d’œil et voir par eux-mêmes qu’il disait vrai. Et surtout, Osip leur expliqua ce qu’il comptait faire, lui, pour remédier à cette situation. Il n’était pas idiot. Pendant plusieurs années, depuis sa petite table au coin du bureau de Poliakov, il avait entendu les conversations. Il avait capté les rancoeurs. Invisible, il avait pu espionner sans même avoir à se cacher. Et il avait donc rapidement compris que Poliakov n’avait pas beaucoup d’amis. Qu’il ne devait son pouvoir qu’à la peur et à l’argent. Et qu’une fois qu’il serait mort, peu d’hommes seraient susceptibles de se battre pour sa vengeance.
Quand la porte de ce même bureau s’ouvrit, sans que cela n’ait été explicitement formulé, un nouveau chef avait été élu. Le cadavre de Poliakov fut transporté dehors par trois hommes. Les autres sortirent, armes en poche, remettant leur veste, leurs gants et pour certains leur chapeau. Puis, la porte se referma sur le comptable, qui nettoyait les tâches de sang sur le siège de celui qui fut le chef. Le chef n’était plus, un autre s’était levé.
*
Chapitre DeuxièmeUne semaine après le meurtre de Poliakov, l’évènement n’était toujours pas connu des ces quatre plus proche comparses, qui s’en remettait aux informations du comptable concernant son état de santé. Ils ne connaitraient jamais connaître la vérité, puisqu’ils allaient tous être assassinés avant la fin de la semaine par certains des hommes qui s’étaient trouvés dans le bureau, sacrant silencieusement un nouveau chef. Osip avait participé à certaines liquidations. Il n’y avait pas de raisons pour qu’il n’aille pas lui aussi mener ses batailles sur le front, avec ses hommes. Cela lui permis de gagner encore davantage de respect de la part de ses alliés, qui réalisèrent que derrière son allure d’employé soigné, Gueule d’Ange avait bien caché son jeu, savait manier un pistolet et donner des coups, le tout avec une maîtrise de soi qui avait toujours fait défaut à Poliakov.
Il restait toutefois un homme, parmi ceux qui avaient fait partis des plus proches alliés de Poliakov, à assassiner. Cependant, celui-là n’était connu de personnes d’autres que de l’ancien chef et du nouveau et vivait à Novgorod. En pensant à Lev Melnikov, et à ce qu’il convenait de faire de lui, Osip se remémora son enfance et le peu de considération que lui avait offert son oncle et du mépris qu’il lui avait constamment témoigné. Mais, il se souvint aussi de Veronika, de la main qu’elle posait sur celle de son mari, à table, quand il allait trop loin dans ses propos, des baisers qu’elle déposait sur le front d’Osip, en lui souhaitant bonne nuit le soir et de la douceur avec laquelle ses cheveux blonds caressaient son visage quand, petit elle le portait dans ses bras.
Cette décision qu’Osip prit au sujet de Melnikov fut la seule, depuis le début de l’élaboration de son plan pour renverser Poliakov, qui le fit chanceler. Le jour où il avait découvert la trahison de son oncle, de la bouche même de Poliakov qui ne se méfiait pas de lui, il n’avait eu qu’une seule envie ; courir jusqu’à Novgorod qu’il neige ou qu’il vente, sans jamais s’arrêter, puis débouler dans la maison, l’attraper par le col et le ruer de coup. Mais à chaque fois qu’il s’était représenté cette scène, il avait également imaginé que Veronika se trouverait là et avait vu son regard rempli de larmes lorsqu’elle lui supplierait d’arrêter. Son poing, rempli de colère, se desserrait alors. Comment ne le pourrait-il pas ? La tendre affection qu’il avait pour Veronika, la seule figure maternelle qu’il avait eu, faisait obstacle à son devoir de chef, à son devoir de vengeance, à son devoir de justice.
Lev était un idiot. Il ne méritait pas Veronika et il ne faisait d’ailleurs jamais rien pour lui témoigner la reconnaissance qu’il lui devait. Elle avait toujours été là pour lui et l’amour qu’elle lui portait était indéfectible. Il ne la méritait mais Veronika l’aimait. Malheureusement.
Osip avait eu beau retourner la situation dans tous les sens. S’arranger pour le faire envoyer en prison ? Lev sortirait bien assez tôt ; il avait étudié le droit et saurait se défendre. Il avait réfléchi un bref instant à la possibilité de le faire accuser d’être communiste, mais cela trahirait ses idéaux. Osip avait de la sympathie pour les communistes, il avait lu Marx et était d’accord avec ses analyses et avec bon nombres de ses théories. Il ne voulait pas se servir du mal que le tsar faisait aux socialistes à son avantage, car ce que faisait le tsar trahissait l’image de père du peuple qu’on lui accordait. Nicolas II n’était pas le père de la nation, non. Il était à la Russie ce que Poliakov était à la pègre ; un profiteur. Enfin. Pardonner à Lev ? Ce n’était pas possible. L’inaction était impensable et tout bonnement inconsciente dans une telle situation. En dehors du fait que ce qu’il lui était reproché était un acte tout bonnement impardonnable, Osip ne pouvait pas faire confiance à Lev. C’était le genre d’homme à supplier pour votre miséricorde afin de s’en servir ensuite pour reprendre l’avantage grâce à une nouvelle trahison putride. Melnikov devait mourir et Veronika ne devait pas connaître la cause de sa mort, car Osip ne tenait ni à la faire souffrir, ni à la décevoir.
Le coup d’état d’Osip contre Poliakov était encore trop frais pour qu’il puisse se permettre de quitter St Petersbourg afin de se charger lui-même de son oncle, à Novgorod. Son pouvoir était récent et devait être stabilisé. Cependant, son honneur ne pouvait lui permettre de charger quelqu’un d’autre d’une justice personnelle. S’il ne parvenait pas à s’en charger lui-même, cela signifiait qu’il ne devait pas le faire. De plus, s’il ne pouvait pas regarder en face les conséquences de ses actes, cela faisait de lui un lâche, comme Poliakov, et ce n’était pas le type de leader qu’il aspirait à devenir pour son cartel.
Ainsi, Osip prit la décision de se rendre à Novgorod pour quelques jours, déléguant à plusieurs hommes une charge de travail en son absence et le plus précieux ; sa confiance. Il ignorait si à son retour, son tout récent pouvoir se serait déjà effrité dans son dos, si sa nouvelle position ne serait pas déjà l’objet d’autres convoitises mais il ne pouvait de toute évidence agir autrement. Certes, tuer son oncle lui-même ne le nettoya pas pour autant de tout sentiment de lâcheté. Utiliser du poison pour faire croire à une mort naturelle, mentir à sa tante et à Danil sur la cause de la mort de celui-ci, donner l’impression qu’il en était désolé…Tout cela le fit se sentir affreusement sale et il devrait vivre avec pour le restant de ses jours. C’était le prix à payer pour l’obtention d’une justice, d’une vengeance, d’un poste de pouvoir qu’il se sentait presque le devoir d’occuper.
De retour en ville, Osip dut faire face à d’autres problèmes. A nouveau, il eut à faire des choix qui allaient briser des choses en lui.
Parmi les plus proches hommes de Poliakov, les seuls qui pouvaient lui être véritablement loyal et qu’il avait fallu éliminer, l’un était un coureur de jupons, comme Poliakov, et ses conquêtes ne viendraient pas enquêter. Le deuxième était marié mais battait son épouse depuis des années. Il avait trois enfants ; neuf, six et trois ans. Un jour, son épouse avait menacé de dire ce qu’elle savait aux autorités si Poliakov ne la protégeait pas de son mari. Grossière erreur. Poliakov avait giflé la jeune femme avec une telle force qu’elle s’était écroulée par terre. Sa lèvre saignait alors que son regard avait croisé celui d’Osip. Il l’avait regardée aussi, brièvement. Puis, il s’était à nouveau concentré sur ses comptes, en apparence, comme déshumanisé. Il détestait voir des hommes être violents avec des femmes, mais il ne pouvait rien pour elle, pas pour l’instant. S’il s’interposait, il compromettait son plan. Poliakov avait déclaré que si elle osait dire le moindre mot à leur encontre, il s’arrangerait pour la tuer elle et ses trois enfants aussi, peut importe ce qu’en penserait son mari. Après la mort de Poliakov, Osip était venu à sa rencontre.
« Vous partez », avait-il déclaré. « Votre mari est mort. Poliakov est à votre recherche, il croit que vous avez parlé. Je devrais vous livrer à lui, mais je ne le ferais pas.
Vous partez en Ukraine en train, dès demain et vous ne devez jamais revenir en Russie. » Cela avait marché. De toute évidence, Osip pensait que cette femme attendait depuis longtemps d’être libérée de son époux.
Un troisième avait une épouse, deux filles et deux garçons, mais avait eu l’intelligence de ne jamais parler avec elle de ses affaires, ce qui avait sauvé sa famille car elle ne poserait pas de problèmes, ignorant de fait tout des circonstances qui auraient pu causer son assassinat. Cela relevait du bon sens pour Osip et il avait déjà décidé d’en faire une règle dans son cartel. Un autre encore était veuf et avait trois garçons, tous adultes et tous suivant la même voie que leur père. Tous avaient été tués ; un mal nécessaire.
Et puis, il y avait la jeune femme blonde qui était venue frapper à la porte de chez lui, à sa propre adresse personnel, exigeant de savoir ce qu’il était arrivé au troisième homme, celui qui avait une épouse et quatre enfants. Elle était persuadée qu’il savait, parce que son amant lui avait toujours dit que Poliakov lui faisait confiance plus qu’à aucun autre. Elle portait dans ses bras un enfant d’un an et demi environ. Cela n’était pas prévu. Elle savait tout, tout sur tout. Son amant, qui avait si bien caché ses affaires à sa famille, s’était confié à une maîtresse qui lui avait également donné un enfant, et ce dans les moindres détails.
« Elle l’aime » Cette constatation avait rapidement sauté aux yeux d’Osip. Cet amour la rendait déterminée à comprendre, à découvrir la vérité. Cet amour la rendait dangereuse pour ses hommes et pour leur famille à tous.
« Il faut partir, pour votre enfant. Vous êtes en danger ici. », avait-il tenté. Mais, la jeune femme était intelligente. Elle était revenue et dans son regard était apparue l’étincelle de la compréhension. Pourquoi n’était elle pas partie ? Pourquoi ?
Iosif l’avait assommée alors qu’elle se levait, s’apprêtant à déguerpir de la pièce pour aller réclamer justice. Elle s’était étalée à deux pas de l’enfant qui jouait à ses pieds. Osip avait pris l’enfant, l’avait emmené dans une autre pièce puis était retourné dans le bureau. Il s’était occupé de l’enfant pendant deux semaines avant de trouver un endroit où l’envoyer sous bonne garde. Chez un couple aisé et stérile, en Prusse. L’enfant grandirait en parlant l’allemand et non le russe, répondant au nom d’Heinrich plutôt qu’à celui de Dimitri, ignorant tout de ses origines et de sa mère qui avait été assassinée par un jeune chef de la mafia.
Après cela, Osip devint encore plus sérieux qu’autrefois. Quelque chose dans son regard semblait avoir changé. Le surnom Baby Face ne lui convenait plus tellement, en dehors du fait que ce n’était guère un surnom respectueux pour un chef, car il n’avait plus l’air si jeune. Finalement, ce que l’on remarquait le plus, c’était qu’il avait le sérieux d’un homme qui passait sa journée à faire des comptes. Bien qu’il ait toujours été d’un naturel posé, le poids de sa nouvelle fonction et des sacrifices que celle-ci avait exigé de lui y était bien entendu pour quelque chose. C’est donc ainsi qu’il fut connu par ses hommes. Le surnom qui désignait le chef était celui qui désignait la place qu’il avait occupé avant de le devenir ; le comptable.
*
Chapitre TroisièmeCela faisait maintenant un an que le comptable dirigeait la partie sombre de Saint Petersburg quand une lettre lui parvint.
« Cher Pakhan,
Je me permets de vous écrire de manière anonyme car j’ai connaissance de la réputation qui vous précède et du sérieux avec lequel vous menez vos affaires. Je suis marxiste et j’ose espérer que vous ne considérez pas ça comme une insulte. Je sais, ou du moins j’ai entendu parler, de vos codes et de vos règles. Je crois ne pas me tromper en disant que certaine sont semblables à celles que, nous communistes, appliquons. Je sais que vous ne vous mêlez pas de politiques, que cela est l’une de vos règles, mais je souhaiterais malgré tout vous rencontrer pour vous soumettre une proposition. Faites moi savoir si vous acceptez la rencontre, je vous prie, via mon jeune messager.
Respectueusement,
Un camarade. »L’envoyé communiste qui avait rédigé la lettre ne s’attendait sans doute pas, lors du rendez-vous convenu, à se trouver en présence d’une dizaine de personnes. Parmi ceux-ci, il se demanda qui était le chef. On lui apprit alors que le chef n’était pas là et qu’il ne devait pas le prendre comme une offense. Le chef les avait envoyé eux, écouter le projet dont il voulait parler, car dans sa lettre, l’envoyé marxiste ne s’était pas trompé sur une chose ; le communisme avait des points en commun avec la manière de fonctionner du mystérieux. Et c’était pourquoi ses hommes étaient là, ensemble à écouter l’homme politique ; car ils étaient égaux, car ils avaient le droit d’être au courant de ce qui se tramait et car leur avis sur la question intéressait le jeune pakhan, qui se présentait toujours comme simple comptable.
En vérité, Osip avait deviné la proposition que lui ferait ce mystérieux camarade et y réfléchissait dans son coin. Il pensait y répondre positivement, tranchant avec cette vieille règle d’apolitisme d’autrefois. Il ne pouvait, cependant, imposer sa décision à ses hommes, pas une décision qui remettait en cause l’une de leurs anciennes traditions. Il devait donc les convaincre. Et pour les convaincre, quoi de mieux que de commencer à laisser l’intéressé leur exposer les raisons qui le poussaient à croire à cette alliance. Cela devait avoir lieu à l’instant, alors que le camarade communiste faisait son exposé devant une tablée de mafieux de la ville.
Ensuite, Osip écouterait ce que chacun en avait pensé, témoignage de l’attention et de l’importance qu’il vouait personnellement aux individus de son cartel. Puis, selon le nombres de réticents, il se lancerait dans un plaidoyer en faveur d’un pacte avec les communistes. Après cela, il espérait qu’il ne resterait plus que des partisans de cette proposition. Si ce n’était pas le cas, toutefois, il aviserait et écouterait avec attention les avis contraires, pour réfléchir à leur bienfondé. Mais, honnêtement, il ne pensait pas devoir en arriver jusque là. Indéniablement jeune pour occuper le poste qu’il occupait, Iosif Leonidovitch Lesnitchi avait du charisme et la confiance de ses hommes lui était déjà acquise.